Edith Stein. Le don du conseil. « Plus on est attiré profondément en Dieu et plus il faut aussi, en ce sens, “sortir de soi” »
Lettre du 12 février 1928 à Sœur Callista Kopf. Édith Stein. Correspondance 1. 1917-1933 , Cerf-Éditions du Carmel-Ad Solem, 770 p., 49 € (second volume à paraître en septembre).
Sainte Madeleine,
12 février 1928,
dimanche de la Sexagésime
Chère Sœur Callista,
J'aurais aimé répondre immédiatement à votre gentil mot pour la Chandeleur mais cela ne m'a pas été possible. Et comme je ne sais pas si je ne serai pas interrompue bientôt, je voudrais aller aussitôt in medias res (i.e. : en venir au cœur du sujet) et répondre à vos questions les plus importantes. Naturellement, la religion n'est pas à vivre dans un petit coin tranquille, durant quelques heures, pour les grandes fêtes, mais elle doit, comme vous le ressentez vous-même, être racine et fondement de toute la vie, et ce pas seulement pour quelques élus, mais pour tout chrétien véritable (assurément, il n'y en a toujours qu'un « petit troupeau »). C'est au contact de saint Thomas (d'Aquin) que j'ai vraiment compris pour la première fois qu'il est possible de pratiquer la science comme un service de Dieu (…). Et ce n'est qu'à partir de ce moment-là que j'ai pu me décider à reprendre sérieusement un travail scientifique. À l'époque qui précéda immédiatement ma conversion, et durant toute une période ensuite, j'ai pensé que vivre la religion signifiait faire abstraction de tout ce qui est terrestre pour ne vivre qu'en pensant aux choses de Dieu. Mais j'ai progressivement compris qu'il nous est demandé autre chose en ce monde et que, même dans la vie la plus contemplative, on n'a pas le droit de couper la relation avec le monde ; je crois même que, plus on est attiré profondément en Dieu et plus il faut aussi, en ce sens, « sortir de soi », c'est-à-dire aller vers le monde pour y porter la vie divine.
Il importe simplement d'avoir dans les faits un coin tranquille où l'on puisse converser avec Dieu comme si absolument rien d'autre n'existait, et cela chaque jour : les heures matinales me semblent convenir pour cela, avant que le travail ne commence ; d'autant que l'on reçoit là sa mission particulière, au mieux aussi jour après jour, et que l'on ne choisit rien de soi-même, enfin, que l'on se considère purement et simplement comme un instrument, et spécialement les facultés avec lesquelles on doit particulièrement travailler, à savoir dans notre cas, l'entendement que nous considérons non pas comme ce que nous manions, mais ce que Dieu manie en nous.
Vous avez là ma méthode et je suppose que vous aurez de Sœur Dolorosa une méthode fort peu différente ; je ne lui ai pas encore parlé à ce sujet. Ma vie commence, neuve, chaque matin et s'achève chaque soir ; nous ne devons pas faire de plans et de projets au-delà ; c'est-à-dire que cela peut naturellement faire partie de notre travail quotidien de prévoir – un enseignement, par exemple, serait sinon impossible – mais cela ne doit jamais devenir « un souci » pour le jour suivant. Vous comprendrez ainsi que je ne peux accepter que vous disiez que je suis « devenue quelqu'un ». Il semble que la sphère de ma tâche journalière se soit étendue. Mais cela ne change rien à ce que je suis, selon moi. On me l'a demandé et j'ai donc accepté la tâche, bien que je ne voie pas encore clairement les moyens concrets. Le 15, je penserai à vous. J'aimerais que vous fassiez lire cette lettre à Sœur Agnella parce que je ne peux lui en écrire une. Mais seulement si cela ne vous gêne pas. Sinon, transmettez simplement aux deux sœurs mes amitiés et mon souhait de les revoir (…).
Avec toutes mes amitiés,
votre E. St.